DU POÈME, DE L’IMAGE

Notes

 

«L’oeil voit le monde, et ce qui manque au monde pour être tableau, et ce qui manque au tableau pour être lui-même, et, sur la palette, la couleur que le tableau attend, et il voit, une fois fait, le tableau qui répond à tous ces manques, et il voit les tableaux des autres, les réponses autres à d’autres manques. Dans quelque civilisation qu’elle naisse, de quelque croyance, et quelques motifs, de quelques pensées de quelques cérémonies qu’elle s’entoure, et lors même qu’elle paraît vouée à autre chose, depuis Lascaux jusqu’à aujourd’hui, pure ou impure, figurative ou non, la peinture ne célèbre jamais d’autre énigme que celle de la visibilité. »

Maurice Merleau-Ponty, l’Oeil et l’esprit

 


 

Et à la suite du tableau, l’image, la photographie, le volume, à leur tour célèbrent l’énigme du visible. quand la poésie célèbre l’énigme du dicible. La musique célèbre l’énigme du silence. Le mythe célèbre l’énigme de la fiction.

 

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La photographie, tout comme la poésie, étant l’abri des observateurs muets, poursuivent un idéal d’absence, l’invisibilité qu’affectionne le voyeur.

Pour questionner la position de l’artiste-voyeur il faut tenter une forme qui interroge le devenir orphique, ce devenir contemplateur du poète, l’unique devoir du poète de Mallarmé. Il est vrai que, dans le poème comme dans l’image, tout confine à priori au regard, au neutre puis au silence. Mais le corps est fait de l’étoffe du monde, le regard est compris dans le réel, le corps comme le regard subissent son attraction. Puisqu’il est immergé, l’idéal neutre s’en retourne échouer inlassablement sur les rives de la nécessité d’agir.

 

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Il faut déclarer la distance impossible puis la poursuivre malgré tout.

 

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Le réel est le creuset de l’acte, l’observation contient de fait une injonction sans équivoque à agir, quand bien-même nous serions extérieurs au tableau. L’image invente une proximité dans la distance avec l’objet.

 

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Chacun des arts premiers célèbre sa propre énigme.

Il faut employer le support, comme l’outil, en premier lieu pour les problèmes qu’ils posent. Concernant la description et le document : creuser à l’endroit où les notions ambivalentes d’observateur – observé se trouvent directement convoquées par le support et l’outil.

 

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L’observation silencieuse, le voyeur invisible est l’idéal du devenir orphique, paradoxe passionnant que ce regard qui embrasse le réel tout en le tenant à distance.

 

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Un regard tourné vers l’objectif suppose un contrechamp, on voit le photographe, le voyeur rendu visible. Le choix-même du cadre suppose un contrechamp. Le spectateur attentif, devant la photographie exposée, ne voit pas seulement ce que voit le photographe, il voit aussi ce que le photographe a choisi de regarder, autant dire qu’il voit le photographe.

La photographie comprend le photographe, et non le contraire.

 

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L’ambivalence féconde, le dédoublement permanent du narrateur comme du reporter – tiraillés entre l’observation silencieuse et une position nécessairement active, influençant malgré lui la scène observée, étant lui-même observé – peuvent prendre part au poème comme à la photographie. Montrer cet espace vide où la scène s’impose, où le narrateur incertain, comme le photographe, cachés par tradition, se retrouvent impliqués. Questionner la place de l’observateur en approchant ce point où l’idéal d’absence du photographe (hors du cadre et à priori hors de la scène) se trouve justement devenir l’interface lui imposant une présence. On atteint les limites de l’observation, les limites du reportage, on devine le devenir acteur de l’observateur, le devenir témoin du reporter, cette distance qui rapproche.

 

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C’est en constatant les limites d’une pratique que nous l’engageons, ainsi Maurice Blanchot : écrire commence seulement quand écrire est l’approche de ce point où rien ne se révèle. De même pour l’image, pour nous donner la chose et le vide qui nous permet de ne pas l’avoir encore il faut entourer la chose de ses propres questions et de son silence, d’une attention affamée au phénomène, des abstractions qui lui sont associées, enfin de cette inclination propre à la poésie : commander à l’oeuvre de faire danser les concepts.

 

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Par l’emploi d’un outil quotidien, le langage ou l’image, l’art poétique comme l’art photographique œuvrent en se retournant contre eux-mêmes, en questionnant l’étrangeté de leurs formes, leur ineffable joie. Comme la poésie s’engage à l’endroit des limites du langage et des limites du poète qui formule le langage ; ainsi la photographie se doit d’affronter les limites de l’image et du photographe, c’est à dire le gouffre qui sépare l’image du sujet qu’elle représente. La photographie est une variation sur le gouffre.

 

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Bernard Noël, dans l’image même, jouer le mystère pour qu’il soit, non pas le sens qu’on déchiffre, mais le sens qui nous traverse comme la vie.

 


 

«Et moi qui couvre de mots ce que je vois, je sens très bien à la façon dont ma main court sur la page qu’elle ne court pas vers le langage mais vers un besoin de voir. (…) c’est donner libre court à l’avidité, à la famine active du regard.»