Chanté       Cantato        سونغ

Geste                    Gesto                          حركة

Manque                    Mancanza                    نقص  

et Décomposition       Scomposizione           تقسيم


Redeyef – feb-2023 – الرديف
Napoli, Bologna, Bentivoglio – Marzo-2023



Tunisie


Italie


/Extraits – rédaction en cours

Le chanté, phénomène à trois branches, est coïncidence de la chose chantée, de la chair chantante et de l’anatomie du chant.

Le chanté est matériau (ce qui est chanté), geste (comment c’est chanté), et corps (ce qui chante).

Chantés sont le chant, le chanteur, et le type d’expression désignée comme lieu de leur rencontre.

Le chanté, expérience à deux faces, est le moment d’une ambivalence, coprésence d’une union et d’un heurt,battement d’une voix que le chant émancipe et d’une voix que le chant humilie, comme invariable ressac.

Les deux voix du chanté sont simultanément une seule voix, que fend le chanté autant qu’il la confond.

La voix est tour à tour l’Autre que le chanté éloigne et le Même que le chanté comprend,

simultanément représentation au monde du corps chantant et chant du corps purgeant le corps.

Dans l’apparition de la voix, dans sa naissance demeurant naissance, sont alternativement joués
le transport du chanté vers l’existence, puis l’annihilation de la part d’existence du corps par sa part de néant.

« La nourriture n’engendre pas l’être qu’elle nourrit, elle est en quelque sorte l’être nourri lui-même ; car elle est déjà elle-même l’essence ; et les êtres ne s’engendrent jamais eux-mêmes, ils ne font que
se conserver. En un mot ce principe de l’âme, c’est la force capable de conserver ce qui la possède,
tel qu’il est. La nourriture le dispose à agir ainsi ; et de là vient que ce qui est privé de nourriture ne peut vivre. »

Aristote, De l’âme (II, 4)

On nomme fonction d’un corps ce que doit, par toute nécessité, accomplir un corps vivant particulier.

On nomme moyen chaque mode d’existence dont use ce corps particulier pour accomplir sa fonction.

Si les moyens varient d’un corps à l’autre, tous les corps vivant particuliers ont en commun une fonction primordiale, celle de vivre, c’est-à-dire de reconduire l’existence.

Vivre, en l’occurrence, ne doit pas être entendu uniquement en tant que la somme des efforts d’un corps vivant pour persévérer dans la vie, on postulera de plus que la fonction primordiale -sinon exclusive- de tout corps vivant est de faire qu’il y ait encore de la vie.

La vie use de moyens divers pour commettre cette fonction. Si les moyens varient d’une espèce vivante à l’autre, la fonction quant à elle, est invariante. Chaque corps, chaque geste est un moyen, plus ou moins diffus, dont use la vie pour être reconduite, et de même chaque corps vivant est une portion de matière plus ou moins étendue, et chaque geste une affection de la matière dont use encore la vie pour être reconduite.

La notion aristotélicienne de fonction du vivant inaugure la biologie, elle démontre que les moyens
dont use la vie pour se reconduire sont divers mais que la fonction de chaque geste et de chaque chose vivante est invariante, c’est reconduire la vie.

Pour en venir au geste de chanter, et pour que la notion de vie comprenne la notion de geste, on voudrait ici étendre la fonction de reconduction du vivant aux moyens dont use le vivant pour accomplir sa fonction. Si l’on admet que tout corps vivant est encore lui-même un moyen de reconduire la vie, un moyen pour la vie de vivre, alors tout corps vivant peut être étudié sur le même plan que les moyens dont il use, soit sur le même plan que les gestes dont il use. Car tandis que les vivants usent de gestes en tant que moyens pour reconduire la vie, de même les gestes usent simultanément des vivants en tant que moyens pour atteindre la même fonction : Tout cela façonne, de factio, « pouvoir de faire ».

La vie comprend tous les vivants et tous leurs gestes. Il y a co-présence du vivant et du geste, le vivant appartient au geste comme le geste appartient au vivant. Le geste ne peut apparaître sans un corps pour l’exprimer, mais le geste a causé l’apparition, à l’instant observé, du corps agissant. On ne peut pas davantage parler d’une précédence du corps sur le geste que d’une précédence du geste sur le corps, ou si l’on veut ;
il n’est pas davantage de précédence de la matière sur le temps que de précédence du temps sur la matière.

Ainsi peut-on réconcilier le corps et le geste, la matière et le temps, par l’entremise de leur fonction commune : reconduire la vie.

Pour le dire autrement : puisque tout corps vivant, tandis qu’il exécute des gestes, est encore un moyen vers la perpétuation du vivant, et que tout acte, tandis qu’il meut des corps, est encore un moyen vers
la perpétuation du vivant, peut-être n’est-il rien d’autre à décrire, rien d’autre à observer que des corps vivants particuliers et des gestes émis particuliers, rien d’autre que de la vie, et des moyens pour la vie de vivre.

Tout moyen pour la vie de vivre est tourné vers sa fonction. Le corps utilise le geste, La geste utilise le corps. Tout use de tout, tout ce qui est usé use en retour.

Ainsi le chant de travail est-il un chant de geste. Chant du corps travailleur, chant du geste de travailler.

Chant quotidien, confondu avec le geste, associé et en quelque sorte identifiable au labeur, il occupe une fonction nutritive, d’accompagnement et de soutien du corps chantant.

On pourrait faire l’hypothèse d’une universalité du chant de labeur, à travers certaines caractéristiques communément observables. On connait par exemple l’ostinato du labour (du latin labor, soit racine commune du labeur), ce rythme soutenu, obsédant, qu’emmène la bêche ou l’allongement des pas.

Dans le chant de labeur, la cadence est indexée sur le geste, le labeur conditionne la forme du geste, le chanté en est la continuation. Lorsqu’une frappe est suivie, par exemple, de trois syllabes, l’auditeur perçoit sur un même plan le labeur et le chant comme un corps achevé. Le chanté semble un moment du geste, le chanté complète la béance entre chacun des heurts, il qualifie la frappe de l’outil. Il est la queue du heurt, il n’y fait pas écho, il n’est non pas réponse, mais résonance du heurt. Le chanté appartient au timbre du heurt, il n’est pas rémanence du geste mais fraction de celui-ci. Ainsi, si le chanté est issu du geste, le geste étant la condition du chanté, il n’existe pourtant aucune hiérarchie dans leur apparition. Si le geste conditionne le chanté, celui-ci, pourtant, précède parfois le geste. Le chanté manifeste la présence du labeur tout autant que ne le fait le geste, car le chanté peut, soit accompagner le labeur présent, soit établir les dispositions du labeur à venir, préparer le terrain en réchauffant le corps chantant.

Lorsque le labeur chante, l’auditeur connait ensemble le labeur et le chant et, même s’il le voulait, il ne saurait isoler l’un de l’autre. L’auditeur en labeur observe, à son tour, qu’un chanté qui ne connait aucun labeur semble un objet sans consistance, un récit de folklore.

Mais si le labeur est une condition du chanté, la bêche et le labour ne sont pas nécessairement des conditions du labeur. Parfois le labeur est immobile, il se tait, il existe en silence au revers du chanté. L’auditeur le reconnait pourtant, car le chanté a rendu apparent le labeur silencieux, la rumination continuée, un effort à la tâche. Ainsi le chanté est-il parfois manifestation perceptible d’un labeur imperceptible, moment du geste extérieur et manifestation d’une geste intérieure. Le chanté accompagne le labeur visible comme il donne à entendre le labeur enfoui.


Le chanté s’admettant humilié par le geste peut entamer l’ouvrage d’une phénoménologie du chanter, soit mener l’expérience et la pensée du chanter comme on mène le travail des jours. Tenter, après l’étape de subjectivation et l’expérience de résistance du réel, de mener une pratique de la pensée n’admettant pas d’autre fonction que sa fonction première, une pratique sans prise avec le risque mimétique, avec le piège d’une interprétation de la pratique par elle-même. Car quand l’interprétation éloigne l’objet au dehors, l’intuition philosophique unie au contraire le sujet avec ce qu’il contemple. Tandis qu’il observe son objet, il l’éprouve. Le sujet éprouve l’objet quand l’objet éprouve le sujet. L’épreuve intuitive est en même temps épreuve d’une ambivalence, elle permet une fusion : en faisant fusionner le sujet avec l’objet, l’intuition totalise leurs rapports dans un Même, au lieu que l’objet demeure l’Autre du sujet. Ainsi, chez Heiddeger, le savoir est avant tout rapport d’être avec l’objet éprouvé, la connaissance est un rapport d’être du sujet avec son milieu (Umwelt).

Pour le dire autrement : éprouver c’est connaître ; mais connaître n’est pas encore juger,
comme la connaissance de l’objet est antécédente au jugement qu’on en fait, notre savoir quant au phénomène précède toujours l’interprétation qu’on en donne. L’interprétation, en prenant du recul, éloigne nécessairement l’objet connu, c’est pourquoi la science des phénomènes entend moins mener à la révélation d’un savoir qu’à l’épreuve du mystère qu’emmène l’expérience de savoir.

L’être-là est un mode volontatif d’existence, c’est un transport inné du corps, corps tendu vers ses fonctions, tension qu’embrasse la volonté du sujet, tension vers, qui conduit le sujet à vouloir, quand le vouloir est le lieu de la connaissance la plus élémentaire : le corps qui veut est un corps qui connait.

C’est toujours après coup, avec un saut risqué de l’épreuve vers l’interprétation, que le sujet perd l’immédiateté de son savoir et la précision de sa volonté. En jugeant, il se découvre au monde, et la découverte de cet être-au-monde est l’avènement d’une résistance du réel. Ainsi l’émancipation du sujet vers la conscience de son être-au-monde se révèle bien vite le lieu d’une oxymore parfaitement insupportable : la réalité découverte est une réalité à jamais recouverte. Celui qui traque son objet d’étude se trouve condamné à ne rencontrer qu’une face résistante de l’objet. Pour autant, cette résistance ne doit pas être considérée en tant qu’un attribut de l’objet mais en tant qu’une variable du rapport que le sujet entretient avec lui. Au reste les expériences de résistance d’un objet, si elles ne nous renseignent en rien sur sa nature, présupposent qu’une rencontre a préalablement eu lieu, la résistance du réel présuppose une découverte préalable de la réalité par l’intuition. Et de plus l’intuition, lorsqu’elle se fait connaître, est passée, l’intuition reconnue n’est déjà plus qu’une réminiscence d’intuition, l’indice d’une rencontre préalablement vécue, un indice sans suite, le premier et l’unique terme d’une question sans réponse.

On peut dès lors postuler qu’il existe une sorte de mystique du chanté, résidant dans ce que l’on pourrait nommer une réciproque de l’acte : En tant que sujet, je ne peux connaître le réel que lorsqu’il use de moi en usant de ma volonté. Si l’objet en-soi se dérobe à moi lorsque je juge de lui, alors son étude devrait consister avant tout en un transport du sujet par le phénomène, consister en une interdépendance du sujet avec l’objet de sa connaissance, en une réciprocité dans l’action de l’un vers l’autre, de l’autre vers l’un, réalisation pour la pratique d’une fonction équivalente à toute autre ouvrage de fusion avec le réel : perpétuer le transport des étants via l’innéité des volontés, ainsi reconduire l’existence.

Cas du chant, donc : le chant dévoile une identité vraisemblable de la chose qui chante avec la chose chantée. Le chant renseigne le chanteur sur les dispositions du chanté, ce tandis qu’il augmente le chanté des dispositions du chanteur. Le chanteur est chanté. Pour le dire autrement : En faisant apparaître que toute chose agissante est une chose agie, le chanté nous apprend que toute chose agie est une chose agissante.
Ainsi de tout acte.


Quand le phénoménologue entendait mener la philosophie comme on mène le travail des jours (on connait la célèbre phrase de Rimbaud « La main à plume vaut la main à charrue »), on a vu une philosophie de labour qui, faisant du philosophe un fragment de matière philosophique, faisait au philosophe retourner la philosophie, oxygéner son matériau, son matériau la pensée. Peut-on encore trouver un chant qui oxygène le chant, chanter à la charrue, trouver des mains à chanté ? Quand retourner le matériau revient encore à ramener à la surface ce qui préfèrerait demeurer bouseux et, bouseux, lui serait fécond plus encore.
On sait à présent que le labour précipite un cycle qui, sans lui, s’exécute mêmement. On sait ainsi comme il est préférable d’accompagner le matériau en le recouvrant d’une couche fertile de chair composite et décomposée.

Une couche de mou, de corps mous agglomérés. Ainsi laisser venir l’altération, mener ouvrage
de décomposition, accumuler les fruits contaminés par l’air ambiant, laisser venir le mou, le pâteux, le visqueux et avec lui le liquide. Non pas astreindre le matériau à donner, mais le prendre avec les mains et le laisser entrer dans les pores, dans sa viscosité, coucher avec, se coucher dedans, se faire prendre par lui et se faisant le prendre. Non pas faire de lui un outil qui donnera à manger au corps en tant qu’une unité, pas plus outil pour différer la décomposition du corps, mais bien au contraire moyen vers la décomposition.

Une phénoménologie de la décomposition reviendrait à chercher sous quelles conditions l’acte même de d’ingestion ou de dévoration devient une fusion, dissolution du chanté dans la voix, dissolution du prédateur dans la proie, dissolution de l’agglomérat proie/prédateur, chanté/voix dans la tourbe qui accueillait leur lutte, et dans laquelle ils se vautraient quand celle-ci avait gorgée leurs pattes. Chercher encore sous quel angle le prédateur dévorant une proie se découvrirait au même moment entièrement livré à elle, dévoré à l’instant par la dévoration même. Atteindre l’idiotie de la dévoration, l’idiotie du chanté, saisir en quel point,
aussi infime soit-il, le chanteur a-t-il été contaminé, sur quelle surface de chair est apparue une tache humide, qui du chanté a fait un ingrédient de même nature que la voix, ingrédients de la reconduction de la boue.

Dans le chanté insatiable, soit le chanté du compositeur, composer revenait à pousser vers l’extérieur, sous la forme d’outils et d’œuvres, ce que d’autres contenaient directement sur leur corps et dans leur comportement (chanté de labeur). Or, dans le chanté qui nous occupera finalement, soit le chanté idiot ou décomposé, le chanté occupe la fonction de béatitude (comme chez Clément Rosser, de idiot-ès, simple). La décomposition est retour ou persistance du corps au comble de sa simple cruauté, de sa joie radicale et toute crue. Le chanté n’accomplit plus sa fonction, il devient sa fonction. Décomposer ainsi, comme renoncement à une subjectivation illusoire, ne revient pas à renoncer à vivre, mais bien au contraire, à déplacer ses outils d’impression dans le monde, à muter, depuis l’illusion d’une maitrise de l’extérieur vers une pénétration du corps par l’extérieur, à passer d’une composition, illusion d’être sujet, à une décomposition, contamination du sujet par lui-même et ce qui l’environne.

A titre d’exemple, dire d’un homme qu’il est sale revient à dire, à part soi, que cet homme comprend davantage que nous le monde qui le comprend, qu’entre lui et les choses le bord est plus subtil, qu’il connait l’air et son humidité, dont il admet la pénétration. L’hygiène, en tant qu’elle est lutte permanente avec la mort, est ajournement continuel de la décomposition, jusqu’au triomphe de la mort, triomphe ou acceptation par le corps de son devenir ferment. La décomposition commence avec l’accession à l’existence,
chaque corps tient en lui un devenir décomposeur en tant qu’il tient en lui un devenir décomposé.

La décomposition est bascule, où le visage de l’autre demeurant Autre, la voix, face d’infini, vient s’écrasant avec le monde entier contre mon visage et, pressant les tissus, fait de mille poires très mûres un agglomérat, poires qui, abâtardies, donnent une purée épaisse. Il y a un devenir purée du chanté idiot, un devenir poisse, il y a une béatitude de la bouillie. Le chanté idiot mène l’Histoire non pas à son terme mais à sa décomposition, il sature l’Histoire d’elle-même.

« Le Lépreux tourna la tête.

— Déshabille-toi, pour que j’aie la chaleur de ton corps !

Julien ôta ses vêtements ; puis, nu comme au jour de sa naissance, se replaça dans le lit ; et il sentait contre sa cuisse la peau du Lépreux, plus froide qu’un serpent et rude comme une lime.

Il tâchait de l’encourager ; et l’autre répondait, en haletant :

— Ah ! je vais mourir !… Rapproche-toi, réchauffe-moi ! Pas avec les mains ! non ! toute ta personne !

Julien s’étala dessus complètement, bouche contre bouche, poitrine sur poitrine.

Alors le lépreux l’étreignit ; et ses yeux tout à coup prirent une clarté d’étoiles ; ses cheveux s’allongèrent comme les rais du soleil ; le souffle de ses narines avait la douceur des roses ; un nuage d’encens s’éleva du foyer, les flots chantaient. »

Flaubert / La légende de Saint Julien l’hospitalier

Largement diffusée au moyen âge, la légende de Julien l’hospitalier met en scène l’enfant unique d’une modeste seigneurie, aimé et pieux, qui découvre une fois, comme une révélation, qu’il peut ôter la vie.

Pour jouer, petit, dans le secret du château, il tue en silence, sans en rien penser, quelques rongeurs et oiseaux. Son père l’initie à l’art de la chasse et sa mère au chant, mais Julien délaisse bien vite le piano et les chiens pour battre seul la forêt à l’arc et au couteau. Sa soif de sang s’accroît, il a faim de tuer et ne fait plus que ça. Tous les jours, il parcourt la forêt, décimant toute chair, traquant toute innocence, jusqu’à commettre le massacre d’un troupeau entier de cerfs. Quand les corps, amassés en un affreux monticule, cessent lentement de vivre, le plus grand et le plus sage, avant son dernier souffle, pose sur Julien des yeux accablants et profère une malédiction : — « Maudit ! maudit ! maudit ! Un jour, cœur féroce, tu assassineras ton père et
ta mère
 ! ». Alors Julien, terrifié, fuit le royaume et cette sentence, qu’il reçoit comme une prophétie. Il laisse ses parents seuls pour les préserver de sa démence.

Parcourant le monde, il met ses talents au service de la guerre, lève une armée, libère des royaumes et en soumet d’autres. La légende dit qu’il choisit des causes justes. Une fois, un grand roi lui donne sa fille en gage de reconnaissance. C’est un mariage d’amour, les époux sont heureux. Julien ne chasse plus mais le meurtre, immuable, soupire encore en lui.

Un jour la seigneuresse, éprouvant sa torture, lui demande de retourner chasser. Julien accepte, et le voici encore parcourant la forêt pour répondre à sa faim. Il traque plusieurs proies, les tires toutes à l’arc, mais cette fois aucune flèche n’atteint sa cible. Le gibier demeure vivant et placide, on croirait qu’il présente à Julien une figure de mépris. Tandis qu’il capitule, écœuré, une horde d’animaux le poursuit, l’encercle, le tourmente et le dévisage en silence, épousant son pas. Julien devient fou.

Cependant ses parents, vieillis par les années d’absence, remplis de chagrin, ont retrouvé sa trace. A l’heure-même de cette dernière chasse, ils se présentent à la princesse qui leur rend les plus chauds hommages. Elle les accueille et offre à leurs pauvres os d’aller prendre repos dans le lit conjugal. Ainsi cette nuit-là, Julien s’en retourne au château terrifié et, hors de lui, il trouve dans la pénombre deux corps confus étendus dans son lit. Il hurle toute sa fureur, les attrape tour à tour à la gorge et, avant que ceux-ci aient pu prononcer un seul mot, le couteau de leur fils, déjà, est entré dans leurs poitrines.  Julien découvre ses parents étendus, et à son tour, comme mort, il ne veut plus rien être et s’exile à nouveau.

Rendu inerte, silencieux, par l’accomplissement de son destin, Julien devient anachorète, il vit dans une cabane au bord d’un fleuve et offre ses service aux voyageurs.

Enfin, une nuit, il fait passer le fleuve à un monstre de douleur et de lèpre, à l’article de la mort, frissonnant, affamé et insatiable. Julien le reçoit dans sa cabane et lui donne tout, jusqu’à son corps, s’unissant à lui en silence. Ils sont pris tous deux et partent on ne sait où, sans bouger de là, au paradis ou dans une boue primordiale.

« Toute chose, toute personne sont ainsi idiotes dès lors qu’elles n’existent qu’en elles-mêmes, c’est-à-dire sont incapables d’apparaître autrement que là où elles sont et telles qu’elles sont: incapables donc, en premier lieu, de se refléter, d’apparaître dans le double du miroir. Or, c’est le sort finalement de toute réalité que de ne pouvoir se dupliquer sans devenir aussitôt autre: l’image offerte par le miroir n’est pas superposable à la réalité qu’elle suggère. C’est le cas, notamment, de l’univers, qu’Ernst Mach a décrit, dans une formule très étrange et très profonde, comme « un être unilatéral dont le complément en miroir n’existe pas ou, du moins, ne nous est pas connu. »

                                                                                           Clément Rosset, Le réel – Traité de l’idiotie

La malédiction du cerf n’était pas une prophétie, mais l’énonciation d’un fait de naissance, d’une règle immuable : vivre revient à tuer et subir sa propre chasse. En consentant, par caractère, à cet état de fait par les pires cruauté puis par les plus entières privations, Julien attire à lui le réel nu, soit l’immonde (l’autre côté, non habitable, du monde) en personne, l’Être-même. Julien met à jour l’identité de l’être et de l’abject.

Le chemin de toute la vie de Julien est de s’offrir au pire, de laisser en lui prendre corps la panique jusqu’à devenir la panique-même, vers chacune de ses extrémités, de se laisser au fond décomposer, laisser le corps se défaire, et se faisant comprendre (c’est-à-dire embrasser, connaître et faire sien) tout autre corps.

Julien rend apparente une dialectique du cri et du silence. La course de son errance est un cri continu,
puis dans la cabane, Julien ne parle plus. Son mutisme est la cime du chanté, le silence de Julien est l’indice d’une fonte dans la matière-même, c’est la volonté-même de la matière qui chante en lui, la matière qui n’a plus besoin de chanter. Ainsi Julien est-il une sorte de boucle de rétroaction pour la matière, où l’organique agissant intervient au même moment comme agent causal sur sa propre origine, soit la plus terrible tautologie : la vie vivante vit. Julien est une fécondation continue de la matière par elle-même, une autophagie de la matière, dévoration du corps de tous les corps par le corps de tous les corps.

Ce qui rend, au fond, la vie insupportable au chanté insatiable et au chanté possédé, c’est avant tout
la souffrance qu’entraine la volonté de vivre, et non directement la conscience de cette seule vérité que le corps, et ainsi la voix, dès sa naissance, est appelée à se fondre tôt ou tard à l’immonde, à devenir une grande abjection du sujet. L’insupportable, donc est d’abord la souffrance d’ingérer, souffrance qu’entraine la chasse, l’ingestion des corps par d’autres corps, souffrance qu’emmène la soumission de certains corps, proies d’autres corps prédateurs. Or le chanté idiot, admettant le silence du pire, est la souffrance-même. Quand la malédiction inaugurale de l’espèce humaine semblait être de ne porter qu’un germe de charité, une lucidité incomplète afin de supporter l’existence, le chanté idiot ne démontre, lui, qu’un pur pouvoir de sacrifice à la matière, soit d’indifférence à la malédiction et, peut-être, de joie.

L’art du chanté idiot est de passer, dans la matière, en se laissant émettre, chaque fois légèrement autres, de nouvelles variations d’un même principe, d’apprendre un peu plus loin non pas les raisons mais les modalités du jeu, d’exceller un peu plus, exceller non pas à remporter mais à être comme le jeu, jouer, avec ce qui distingue le joueur du guerrier ; au joueur, il est indifférent que le plateau ne connaisse d’issue ni de vainqueur, il reste que l’on joue, au fond avec les formes diverses qu’autorise la soupe de matière dans laquelle baigne toute chose, toute chose comprise en tant qu’un ingrédient de la soupe et du jeu, qu’il soit une case, une carte, ou un pion.

Dans la volonté telle que brillamment aperçue par Schopenhauer, il existait encore la possibilité d’une contradiction du phénomène avec lui-même1, une sortie du jeu. Autrement dit, la volonté qui, en un homme, prenait entière conscience d’elle-même s’extrayait, à l’occasion, de sa condition de pure manifestation, s’émancipait pour devenir sujet sage, sujet saint, peut-être, en ne nourrissant plus la volonté. En l’homme la volonté s’affirmait, quand chez le sage, la volonté se niait.  N’était-ce pas là une entrée en métaphysique, un optimisme qui défaisait tout l’ouvrage ? Car le sage étant corps, à sa mort, installé dans la terre, est encore un bon purin pour elle. Et de même vivant, dans son ermitage, une mouche vient de se poser sur son front, et voilà que la trompe de l’insecte déjà s’est nourrie d’un ferment exsudé par la peau de l’ermite, et l’ermite a reconduit la vie.  Chaque apparente contradiction de la volonté avec elle-même est encore une ruse dont use la volonté pour être reconduite. Celui qui ne veut pas jouer, il laisse aux joueurs un peu plus de cartes, et le filtre dont il use pour repousser la volonté est encore fait d’elle. Se révolter contre elle, s’est encore la nourrir. Ainsi, comme Julien, jouons plutôt, à chanter ou nous taire, jusqu’à devenir un grand amas fait d’elle.

1 Le monde comme volonté et comme représentation, Livre 4, prop 55

En abolissant la frontière entre l’art et la vie, en pensant l’art en tant qu’un émancipateur pour la vie, le chanté insatiable voulait tirer la vie vers l’art, porter la vie vers une fin, vers un devenir spirituel. C’est pourtant, justement, cette portée émancipatrice, métaphysique dans l’art, que la vie est toujours revenue faire trébucher. Au bout, la vie décompose l’art et le soumet. Le chanté insatiable voudrait pousser la vie vers l’art, or l’art se trouve chaque fois repoussé vers la vie. La décomposition répond par la négative au besoin métaphysique du sujet, elle rappelle au sujet que la vie ne tend à aucune transcendance, elle ramène au contraire toute illusion spirituelle vers la décomposition, vers l’immonde, c’est à dire vers le réel.

Le chanté immonde n’est pas un rappel à l’ordre du chanté comme l’est, à certains égards, le chanté sacré.
Au contraire, l’ordre (c’est-à-dire la totalité des choses existantes et leurs rapports) offre au chanté immonde de s’évanouir en lui, cela puisque le chanté immonde y consent en tout point. Le chanté immonde n’est plus créateur d’ordre dans l’ordre comme l’était le chanté insatiable, il n’est plus manifestation de l’ordre comme l’était le chanté sacré, il est l’ordre-même, dans sa cruauté, non plus fragment mais confluence de l’ordre. Il comprend l’ordre, encore et encore, tout comme un objet de masse extraordinaire s’augmente de toute matière à sa portée. Le chanté immonde est équivalent à l’ordre, dans la mesure où l’immonde est équivalent au réel.

« Ce qui est répugne à l’étreinte verbale et l’expérience intime ne nous dévoile rien au-delà de l’instant privilégié et inexprimable. D’ailleurs, l’être lui-même n’est qu’une prétention du rien.

On ne définit que par désespoir. Il faut une formule ; il en faut même beaucoup,
ne serait-ce que pour donner une justification à l’esprit et une façade au néant.

Le concept ni l’extase ne sont opérants. Quand la musique nous plonge aux « intimités » de l’être, nous remontons rapidement à la surface : les effets de l’illusion se dissipent et le savoir s’avère nul. »

                                                          Emil Cioran – Précis de décomposition



Journal /
Chroniques de la boue

Le chanté est un pauvre geste, éclat d’une boue révoltée d’être-là, qui sanctifie la boue.

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Position béate : non pas appauvrir le geste, et pas non plus admettre sa pauvreté,

On ne devient pas béat en appauvrissant le geste, le geste s’appauvrit de lui-même lorsqu’on devient béat. Mais cette béatitude est un caractère contenu dans le sujet dès l’origine, un mouvement naturel de persistance ou retour au berceau, elle ne peut être atteinte par un mouvement de la volonté.

*

Habiller les épaules d’un poids impensable et dénuder le corps jusqu’à l’humiliation

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La décomposition est d’abord une expérience radicale de penser pour enrichir le geste, quand le geste radical appauvrit la pensée.

Non pas une méthode de vie mais une expérience de pensée radicale qui entraîne des effets sur le geste, notamment effets de béance du corps, de pondération de la violence, de suspension et de soulagement du devenir sanguinaire.

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Quand l’âge fait croître en nous une disgrâce chaque jour plus excrémentielle, nous faisons renaître la bonne boue en admettant sa disparition, nous la découvrons en admettant qu’elle n’est plus.

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Corps : portion de matière douée de sensations et sur laquelle une volonté a de l’emprise

Vie : succession des affections d’un corps particulier, ainsi que la chaîne d’affections que celui-ci imprime sur d’autres corps

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La voix est aussi bien l’instrument du chanté que le chanté l’instrument de la voix, geste au-delà du chanté, geste étendu davantage que son émis d’un corps, la voix est un ensemble de phénomènes épandus et subis par le corps.

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Autochtone : enfant spontané de la terre

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Weil : Foudre, feu non humain, feu qui tombe du divin vers l’humain

Lycaon : l’homme qui a goûté aux abats d’un homme devient un loup

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L’expérience radicale de penser enrichit le geste, quand le geste radical appauvrit la pensée.

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Nous cherchons la vérité jusqu’à ce qu’elle nuise à notre croissance.

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Ce que nous appelons notre corps est la somme des expériences que nous percevons comme frontières

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La réalité est relative à chaque sujet en tant que ce qu’il juge comme le plus favorable à sa croissance et à la reproduction de ses gènes.

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Le sujet vit le réel et l’Histoire comme une succession de portes dont il faudrait trouver les clefs, et derrière lesquelles se trouvent chaque fois de nouveaux objets pour lui salvateurs, or les portes s’ouvrent d’elles-mêmes ou ne s’ouvrent pas. Lorsqu’une porte s’ouvre et qu’un nouveau lieu devient accessible, la réalité derrière la porte n’étant plus masquée, le sujet découvre que ce nouveau lieu, avec les objets qu’il contient, existent sur le même plan que tout objet déjà connu, et ceux-là, bientôt familiers, sont perçus bien vite en tant qu’infimes variations d’une même matière première. Vers la même banalité que tout objet rencontré par le passé, l’impression singulière se trouve dissoute dans l’impression familière, ainsi qu’en chimie on observe que tout matériau, tout corps placé dans un milieu qui lui est dissemblable, ou possédant une singularité qui le distingue de son milieu, quelle que soit sa résistance et sa vitesse de dégradation, tendra toujours, à plus ou moins long terme, à se dissoudre pour s’équilibrer avec le milieu qui le contient.

L’art, la science et la technique ont pour objet de divertir le sujet connaissant en lui faisant émettre, chaque fois légèrement autres, de nouvelles variations d’un même principe, d’apprendre un peu plus loin non pas les raisons mais les modalités du jeu, d’exceller un peu plus, exceller non pas à remporter mais à poursuivre la partie, jouer, avec ce qui distingue le joueur du guerrier, le premier sait que le plateau ne connaît d’issue ni de vainqueur, qu’on y joue au fond avec les formes diverses qu’autorise la soupe de matière dans laquelle baigne toute chose, toute chose comprise en tant qu’un ingrédient de la soupe et du jeu, qu’il soit une case, une carte, ou un pion.

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La vérité est toujours plus complexe et décevante que ce que le sujet admet comme réel, et personne n’est conforme à ce qu’il représente.

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L’accès à des ressources nombreuses, mais surtout diverses, autorise une plus grande diversité des specimen 

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Identité de ce qui est chanté avec ce qui chante, et la façon dont il le chante.

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Le chanté fait l’expérience d’une ambivalence entre émancipation via son chant et humiliation via son chant comme invariable ressac, la voix est simultanément l’Autre qu’on éloigne et le Même qu’on comprend. La voix ressemble au visage de Levinas. Elle est simultanément représentation au monde du corps chantant et chant purgeant le corps du corps, annihilation de la part d’existence du corps par sa part de néant.

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Le corps bien portant est celui qui ne s’est jamais incarné en corps, c’est-à-dire le geste.
Le geste use du corps, il est un corps qui n’a pas besoin de corps pour faire corps.

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l’Azawan des femmes Maures : Une notable invite quelques-unes de ces plus proches amies à boire le thé. Elle convie également une femme griot à assister au tête-à-tête et la fait assoir tout près d’elle. Elles se saluent, s’installent, partagent le thé puis, après les discussions courantes, l’hôte chuchote une première phrase à l’oreille de la chanteuse qui s’applique aussitôt à vocaliser ce qu’elle vient d’entendre en une expression métaphorique. Puis l’hôte chuchote une seconde phrase, qui sera à son tour chantée par la poète. Puis une suivante, ce jusqu’à ce que les confidentes aient pu entendre tout ce qui pèse sur l’âme de leur amie. Ainsi le corps du griot est-t-il l’outil d’une parole qui lui est extérieure. La poète, en se faisant l’instrument de son hôte, devient l’organe vocal d’un ensemble de deux corps.

Puisqu’elle s’admet instrument, son talent sera, comme la qualité d’un instrument de luthier, à la mesure de sa belle fabrication et de son bon accordage. Elle a aiguisé sa voix dès l’enfance, en travaillant une manière transmise par sa mère, et qui consiste notamment à contacter les fréquences les plus hautes, les notes les plus aiguë de sa tessiture, non pas en voix de tête mais en conservant sa voix de poitrine, pour demeurer proche d’une sorte de plainte, ou parfois de cri qui, avec les années, a rendu sa voix rauque et comme doublée à l’octave inférieure. Cette méthode, qui dans d’autres régions pourrait apparaître comme une dégradation (car les cordes vocales, ainsi transformées, sont couvertes de nodules), ne représente pourtant rien de moins que le façonnement d’un outil en vue d’une fonction particulière. Et le talent de la chanteuse sera à la mesure de la qualité de ce façonnement. L’instrument sera le fait d’une longue lignée de griots, et l’instrument en engendrera à son tour une lignée d’autres.

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Photographie : Communauté artisane, communauté documentaire. Quand le photographe industriel documente une usine dans les années 20, il ne sait pas que son geste est celui d’un artiste de la nouvelle objectivité, tout comme l’artisan d’une figure sculpté dans une branche, et qui ne signe pas non plus son ouvrage, est artiste et documenteur de son cycle. La photographie, comme document qui s’ignore, a rendu à l’art occidental sa culture artisane par le moyen paradoxal de la technique industrielle.

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Redeyef

Une ville est sortie de terre. En quelques années, les nomades du territoire y ont élu domicile. La ville est mère d’une communauté unie, elle hybride et réconcilie les tribus en composant un corps commun, elle bâtie une communauté de labeur. Mais se faisant elle vole l’un des usages essentiels de chaque corps singulier : s’égarer et rencontrer son manque. L’usage change brusquement le corps et le corps, bientôt, éprouve une nostalgie de l’errance.

En offrant l’abondance au corps, la ville rompt la fonction du corps nomade, elle cèle son destin sur un sol aussi prospère qu’empoisonné (ici la ville exploitait le phosphate). Bien vite, les enfants des sédentaires sont la proie d’une nostalgie de l’errance, ils vivent d’une faim insatiable d’épreuve et d’incertain.

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Documenta 15 –

Vivons-nous ce qui semble un changement de statut pour l’œuvre d’art ? Ou du moins un renouvellement de la fonction de l’œuvre? On observe en tout cas un effort, vers une mise à distance de la vieille dialectique entre question ontologique et question métaphysique (qu’est-ce que l’être ? et pourquoi l’être ? ; qui furent la source et l’horizon de la pensée occidentale) au bénéfice d’une question éthique que l’on pourrait ramener à comment être ?

Une esthétique de la vertu contre l’esthétique classique du mystère. Ici le beau correspond à l’éthique que l’œuvre va démontrer : plus l’œuvre sera vertueuse selon toute vraisemblance, plus elle sera effectivement vertueuse, plus sa valeur sera grande. Ainsi la fonction ontologique de l’œuvre, dont la question qu’est ce que l’être ?  demeurera assurément insoluble, inconvenante et non-effective, se trouve mise à l’écart. Car il importe plutôt à l’œuvre éthique de transformer la réalité, d’améliorer le quotidien et de proposer de nouvelles versions du bien.

Du reste la question éthique n’exclue pas la question métaphysique, et il semble même qu’elle soit issue d’elle. L’analyse d’œuvre pourrait ici s’attacher à déterminer, pour chaque œuvre, quelle question l’emporte sur les deux autres, quelle question l’œuvre cherche-t-elle à défendre ? Quand fabriquer une œuvre d’art reviendrait à se porter vers une question, à défendre une question comme plus principielle que les autres.

Approchée ainsi, la question éthique semble un nouveau visage de la fonction métaphysique de l’œuvre, on sent vite une sorte de dépendance entre la question pourquoi être ? et comment être ? l’une semblant procéder de l’autre, quand juger de la visée de l’être revient rapidement à juger de sa bonne conduite, là où la question ontologique pouvait encore être posée indépendamment de toute morale et de toute téléologie.

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Chaque effort particulier exercé contre la normalisation ou en vue d’abaisser la souffrance de notre chair, chaque lutte contre l’oppression, chaque œuvre d’art, chaque pur dévouement, tous paraissent encore si pauvres, tellement imparfaits, tributaires encore et souvent si semblables aux normes et aux souffrances contre lesquelles ils s’élèvent, qu’aucun ne constitue une compensation suffisante à l’inadmissible de notre existence, aucun ne peut libérer notre existence d’elle-même, ou la confondre lorsqu’elle est advenue. Toute affection d’un corps, jusqu’à sa joie, est une modalité de la souffrance.

La souffrance est faite d’elle-même, elle n’appartient pas à la chair, c’est la chair qui appartient à la souffrance. Exister, sortir de l’immonde pour devenir une chose séparée et douée de sensations, voici le principe de toute souffrance. Pour s’extraire de la souffrance, il faudrait qu’une chose de chair puisse vaincre la chair, l’absoudre. Or la faute de la chair est d’exister, l’incarnation équivaut à l’imperfection, la perfection équivaut au non-être ; n’est parfait que ce qui n’est pas. La chair ne saurait être absoute, et nous appelons Dieu une volonté sans chair, volonté seule, jamais incarnée, sans dessein, à la finalité pour toujours abolie.

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Shinto – esprits ayant atteints le non-être, mais dont la volonté s’incarne dans certains corps pour orienter la matière qui n’a pas encore été guérie de son existence, qui n’a pas encore atteint son absence.

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Lorsque le langage est employé pour décrire autre chose que des propriétés générales de la réalité ou des faits empiriquement vérifiables, il occupe une autre fonction, par exemple celle d’appuyer une croyance propre au locuteur, ou de rallier des interlocuteurs à une croyance. Cela ne constitue pas un problème à priori, ce tant que ledit langage ne se méprend pas sur sa fonction, ou tant qu’il ne tente pas de masquer sa fonction derrière une description fantoche de la réalité.

Le langage est utile pour décrire des faits et des principes généraux de la réalité (science), et l’est également pour conserver un rapport fécond avec elle, en jouant avec les frontières au-delà desquelles la réalité ne peut plus être décrite (art), il l’est enfin pour accompagner et collectiviser le geste des jours (artisanat).

Au-delà de ces trois usages, il se révèle néfaste et devrait être écarté à la faveur du silence.

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L’ethnofiction : Plutôt que de muséifier les ressources d’une communauté, documenter, en bonne intelligence avec les individus les plus aventureux qui la composent, la collision de certaines de leurs ressources avec certains milieux proches ou éloignés, milieux ayant en commun d’être tout à fait étrangers au quotidien de ces individues, et de les mettre ainsi en vertige, ou à l’épreuve. On verra des objets complexes et inquiétants, dont l’étrangeté familière met en question aussi bien les ressources des individus observés que celle des milieux qu’ils traversent. Un documentaire-laboratoire, voisin de l’expérience de chimie, où l’on chercherait à observer les effets du croisement de deux réactifs, et dans lequel l’appareil documentaire ferait office de catalyseur.

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Comme nos sens ne sont que des fenêtres au travers desquelles nous percevons le monde, avec une conscience dont la nature nous échappe invariablement ; notre conscience désespérément cantonnée au présent, le geste lui offre d’impulser un rythme à sa perception, un mouvement à sa mesure, pour que le présent la complète plutôt que de la mutiler. Pour que le corps soit compris par le geste, l’attention du corps au geste doit être complète. Nous pouvons définir le monde en tant qu’une totalité de faits, où les corps sont les éléments constitutifs d’états de faits. Où les corps n’ont pas de natures, mais des propriétés, issues de la succession des états de faits. Ainsi les gestes sont autant de fibres, usant et associant des corps dans le temps et l’étendue.

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Le chanté est l’outil dont use la matière pour mener son propre procès, un procès pour autophagie. Le chanté condamne la réalité et la matière. Dans la plainte, il accuse la matière d’avoir, en accouchant de l’espèce humaine, accouché d’une vie consciente d’elle-même. Mais le crime n’est pas encore cela : La véritable atrocité, continuellement commise par la matière, est d’user d’une variation incessante de souffrance et de menace sur toute chair issue d’elle pour se répliquer. La matière enfante, comme ultime farce, des portions de chair capables de comprendre leur vie sans autre perspective que de répliquer la matière en une variation continue des mêmes principes.

L’espèce humaine se lamente tant et plus à mesure qu’elle conçoit que la réalité n’a pour seule fin que de varier indéfiniment dans son système physique, que toute la matière de l’univers n’a pour seule fin que de varier indéfiniment dans son système physique. Nous pressentons qu’il nous sera possible d’élucider toujours un peu plus loin les règles du système, mais jamais ses raisons.

Ici, l’être humain se renverse et se met à chanter.

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Dialectique du labeur : celles et ceux qui conçoivent et revendiquent un amour inconditionnel pour l’absolue détermination de leur fonction

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Giorgio Agamben place au principe de toute narration une commémoration, celle de la perte du mystère – « l’histoire est ce en quoi le mystère a éteint ou caché ses feux » – « tout récit est, en un certain sens, mémoire de la perte du feu ». Nous cherchons un antidote à l’amnésie du sens, nos histoires sont autant de mythes implorants son retour. On pense au « vous êtes sur terre, c’est sans remède » du Fin de partie de Beckett, quand le pas suivant, vers une lucidité plus terrible encore, consiste à identifier la maladie non pas au déclin progressif d’une mémoire, non pas à la perte d’une première santé (perte de la pleine connaissance du mystère), mais à admettre l’existence-même en tant qu’empoisonnement, à concevoir nos souffrances comme les symptômes d’une seule pathologie.

La maladie est équivalente à l’être, l’incarnation est en-soi une maladie incurable. Maladie dont le corps est la Vie, dont l’outil est le Temps, et dont les affres s’expriment dans chaque infime formation d’une macromolécule, dans chaque agrégat de cellules en un corps. Maladie première, trouble qui, pour sa part, ne nous fait pas connaître la santé -comme le voulait Héraclite de toute maladie -mais maladie à la fois séparée de toutes les autres, et condition d’elles ; principe vital qui ne nous autorise qu’à imaginer les termes d’un envers, les clauses de notre antagonisme, à juger des conditions du néant, à imaginer les modalités de la santé, de la joie, de la béatitude, et de tous ces états fictifs qu’interdit l’existence. Ainsi écrire, chanter, cela revient à pleurer non pas ce qui n’est plus, mais ce qui n’a jamais été, et ne sera jamais. Et être, exister, agir, sont autant de gestes (ou gesticulations) vers ce qui n’est pas.

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Des choses non pas pensées comme corporelles mais seulement visées par le geste