Ébauche de dispositif pour un disque à venir.
Improvisation d’un orchestre de hauts-parleurs sensibles,
autonomes, capables de répondre et discuter.

 

 

 

« Quand ma main droite touche ma main gauche, je la sens comme une « chose physique », mais au même moment, si je veux, un évènement extraordinaire se produit : voici que ma main gauche aussi se met à sentir ma main droite. La chose physique s’anime, -ou plus exactement elle reste ce qu’elle était, l’évènement ne l’enrichit pas, mais une puissance exploratrice vient se poser sur elle pour l’habiter. Donc je me touche touchant, mon corps accomplit « une sorte de réflexion ». En lui, par lui, il n’y a pas seulement rapport à un sens unique de celui qui sent à ce qu’il sent : le rapport se renverse, la main touchée devient touchante, et je suis obligé de dire que le toucher ici est répandu dans le corps, que le corps est « chose sentante », « sujet-objet ». »

Maurice Merleau-Ponty
Le philosophe et son ombre

 

Dans l’orchestre sans direction, et plus largement au principe du phénomène de feedback, les haut-parleurs affirment une sorte de pure affectivité -l’affectif devant être entendu ici comme une faculté adaptive, d’accueil et de rapport avec un corps plus grand ; de même que dans l’équilibre du corps dansant chaque mouvement appelle le suivant par incidence, par balancement et par compensation¹.

Le feedback est au fond la figure d’une nécessité absolue, chacune de ses réactions est obstinément déterminée et déterminante, irrépressible, tout à fait libre ; de cette liberté qui n’ôte pas la nécessité, mais la pose,  où le corps libre n’est pas celui qui s’estime maître de ses volitions, mais bien plutôt cet autre qui sait consentir et tirer parti de l’absolue détermination de ses gestes et pensées, les admettant non comme ses gestes et ses pensées, mais comme certaines dispositions éphémères d’une substance enveloppante, en tant qu’attributs mouvants de cette substance², fragments d’étendue.fragments finis d’un infini de matière³.

Le feedback est une force agissante et traversée. Voix d’une pure nécessité, onde-objet, il fait les gestes directement, sans souffrir de cette propension aberrante et spécifiquement humaine à se tenir pour cause de ses actes. Il agit, comme toute chose, nécessairement, mais chez lui la pauvreté du geste (geste premier de recevoir une fréquence – réagir simultanément en émettant une fréquence) rend en quelque sorte directement présente l’essence de l’agir. En lieu de l’épochè Husserlienne qui voudrait « procurer le savoir de l’être à l’état naissant », le larsen  procure le savoir de l’agir à l’état naissant, il tient ensemble une riche puissance de métaphore quant à la nécessité, doublée d’une importante portée phénoménologique.

 

« Si, en serrant la main de l’autre homme, j’ai l’évidence de son être-là, c’est qu’elle se substitue à ma main gauche, que mon corps annexe le corps d’autrui dans cette « sorte de réflexion » dont il est paradoxalement le siège. Mais deux mains sont « comprésentes » ou « coexistent » parce qu’elles sont les mains d’un seul corps : autrui apparaît par extension de cette comprésence, lui et moi sommes comme » les organes d’une seule intercorporéité. »

 

Dans l’Orchestre sans direction, le geste de percevoir est au même moment un geste d’émission, la rétroaction est apparition simultanée d’un geste et de son essence, le larsen nous apparaît ainsi simultanément en tant qu’essence et manifestation, onde entrainant l’onde.

L’onde larsen est de type élémentaire, c’est un phénomène premier et un en tant qu’il est une force, un champ sans corps tangible mais s’auto-émettant en boucle et s’auto-influençant dans l’étendue ; il rend simultanément perceptible le geste et son écho, les identifie l’un à l’autre dans l’oreille de l’auditeur, comme contretypes de même intensité.

Dans l’écoute enfin, mon corps auditeur vient envelopper le corps Orchestre sans direction, qui du même temps enveloppe le corps haut-parleurs, qui enveloppe à son tour le corps auditeur, pour qu’ainsi l’espace lui-même se sache à travers mon corps. Le regard et l’écoute de l’auditoire, tandis qu’ils reçoivent le larsen, émettent le larsen comme le toucher émet son poids sur la chose touchée. Cas du sonar, cas de l’écho, dont l’action est de rendre apparent un espace par la réception de ses propres signaux.

 

 

-Quand quelques corps de la même grandeur ou de grandeur différente subissent de la part des autres corps une pression qui les maintient appliqués les uns sur les autres ou, s’ils se meuvent avec le même degré ou des degrés différents de vitesse, les fait se communiquer les uns aux autres leur mouvement suivant un certain rapport, nous disons que ces corps sont unis entre eux et que tous composent ensemble un même corps, c’est-à-dire un Individu qui se distingue des autres par le moyen de cette union des corps.

Spinoza
Ethique II, prop. 13

 

Le feedback est tel qu’un nouveau-né qui ne tient pas sa tête, dont les membres en sommeil se livrent entièrement à la gravité et à l’ondulation du parent qui le porte, et dont la gravité et l’ondulation communiquent à leur tour une conduite au parent.

 

Mais « Nous pâtissons en tant que nous sommes une partie de la Nature qui ne peut se concevoir en soi sans les autres parties » (Ethique IV, prop. 2), et sommes contraints par nature à ressentir comme imparfaite notre position de fragments traversés d’étendue, de corps composite et composant. Le réel est une chose effroyablement simple, strictement géométrique, et ceci est pour nous tout à fait inadmissible. Le monde nous apparaît insuffisant, c’est pourquoi nous nous efforçons d’appliquer sur lui un double (comme on applique, par exemple, un filtre sur l’objectif photographique ou l’image brute) ; la seule posture adéquate pour l’appréhender dans sa crudité même (pour plonger dans la béance entre le réel et son double, « retourner à la chose même » comme disent les phénoménologues) serait une sorte de discipline permanente d’idiotie-du-village ou de béatitude, qui coïnciderait avec l’idiotie (de idios– simple) du réel4. Le larsen est fait de cette idiotie et de cette candeur, la réalité est pour lui suffisante, en tant qu’il démontre une réception spontanée et directe à l’idiotie du réel, en place d’un hurlement. Pour l’être humain, la simplicité du réel est un lieu de démence, de joie cruelle et de panique, c’est pourquoi elle entraine un hurlement de même nature dans l’évohé -le chant des bacchants : des plaintes joyeuses et lancinantes, des fêtes.

 

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¹ à ce titre voir Spinoza / Ethique II, prop. 13 -Toutes les manières dont un corps est affecté par un autre, suivent de la nature du corps affecté et en même temps de celle du corps qui l’affecte ; en sorte qu’un seul et même corps est mû de différentes manières en raison de la diversité des corps qui le meuvent, et qu’en retour différents corps sont mus de différentes manières par un seul et même corps

 

² Dans l’Ethique, de la substance émanent deux attributs : la pensée et l’étendue. On pourrait voir le corps humain comme un alambic des attributs, un lieu de mélange. L’individu saura d’autant mieux appréhender l’étendue qu’il aura été traversé par beaucoup de pensée ; ainsi, dans l’analyse que Descartes propose d’un morceau de cire, l’expérience de penser permet de rencontrer la cire en tant qu’elle est un seul corps susceptible d’adopter plusieurs formes en conservant son essence. Cette idéation de la cire via la pensée ne saurait cependant avoir lieu sans qu’existe au préalable une expérience perceptive des différentes manifestations de la cire dans l’étendue, ainsi l’individu saura d’autant mieux pétrir la pensée qu’il aura été traversé par beaucoup d’étendue, soit heurté par beaucoup de corps.

 

³ Car dans l’étendue spinozienne, êtres vivants et objets coexistent sur un même plan, n’étant rien d’autre que diverses modalités d’une même substance, issus d’elle. Ici se fondent la liberté et la nécessité, les termes s’accordent et ne contiennent structurellement aucune espèce de valeur ou de vertu, ils sont moteurs et organes de tout mouvement. Dans l’étendue, une nécessité intégrale conduit le mouvement permanent du devenir et la persévérance dans l’être de toute chose, pensante ou non, vivante ou non ; partant, l’individu libre est celui qui admet qu’il est absolument soumis à cette nécessité, ou à plus forte raison celui dont le corps agit adéquatement et selon sa nature -c’est à dire dans la direction qui entraine les meilleures dispositions pour sa propre croissance- sans par ailleurs qu’il lui soit besoin de formuler une idée quelconque de sa liberté, sans aspirer surtout à une éventuelle qualité pour cette liberté. Puisque chaque mouvement est la conséquence d’une chaine incalculable de causes, la liberté semble au fond une notion relativement confuse voire irrationnelle, qui n’existe que dans certaines consciences humaines convaincues de leur libre-arbitre. La seule fin de la liberté est de poser la nécessité, de consentir à elle ; nous ne sommes libre que lorsque nous admettons notre astreinte à la nécessité, et l’on est en droit de se demander, dès lors, à quoi nous sert au juste de penser la liberté.

 

4 à ce titre voir Le réel et son double et chaque autre livre de Clément Rosset