Une bête de chair

Récit, 168 pages, 2022 – Impression personnelle, couverture risographiée
200 exemplaires. Envoi sur demande : contact[at]loupuberto.fr

Nous avons suivi une bête sans nom tandis qu’elle observait une longue marche vers le sud, à travers un ou plusieurs pays parés à l’imminence d’un grand bouleversement.

On a nommé notre protagoniste Bête, le mot bête occupe à peu près la même fonction que le mot chose, à ceci près que la bête est chose de chair.

La bête a parlé, elle a décrit ce qu’elle voyait, se dérobant quant à elle à toute tentative de définition, préférant se déterminer en creux, choisissant d’apparaître au lecteur sous son profil le plus sèchement monstrueux, son profil d’invraisemblance, apparu à l’occasion d’une succession de métamorphoses.

Bête voulait n’être qu’un œil dissimulé, rien que le corps d’une parole exclusivement descriptive – description des lieux, des sujets, des évènements – mais elle s’est trouvée sans cesse rattrapée par l’appel d’une injonction à agir et d’une faim insatiable, injonction du dehors, appel du manger, elle fut contrainte chaque fois de s’unir aux scènes observées jusque mordre dans la chair-même.

L’expression adoptée était presque strictement descriptive : silhouettes épuisées de paroles et de caractères, corpus d’images blanches, paysages vidés d’empreintes.

Pour ces figures neutres, non orientées, nous n’avons pas choisi de sens de parcours. Ainsi qu’en géométrie on oriente les figures pour leur attribuer des mesures, ainsi ne pas orienter les figures décrites devait permettre à celles-ci de déborder le récit.

La trajectoire de la bête devait être celle d’une droite sans mesure, pouvant être poursuivie indéfiniment.

La bête parlait la plupart du temps quand, d’autres fois, quelques didascalies décrivaient ses transports. Bête, peut-être, s’accompagnait elle-même, ou fusionnait avec un second narrateur.

On cherchait une écriture géométrique, donc, et pourquoi pas cubiste, dans la mesure où certaines tentatives formelles pouvaient ici faire penser au premier cubisme, cubisme analytique : où l’on abandonnait l’unicité de l’espace et des sujets décrits, où l’on enchevêtrait des angles sur plusieurs plans pour que les sujets se confondent, entre eux d’abord, se confondent ensuite avec les paysages traversés.

Bête, sans doute, cherchait à mener l’expérience de voir comme on mène le travail des jours, Bête menait une expérience d’objectivation. Un voir  mené en tant qu’expérience d’anti-subjectivité, devenir objet d’un sujet intégrant sa fonction, sans mise à distance, sans prise avec le piège de la représentation. Bête menait une expérience contre le sujet et contre l’imagination.

Quand l’imagination éloigne l’objet au dehors en le représentant, l’intuition de Bête unissait, dans la contemplation, le sujet à l’objet de son regard ; le sujet éprouvait l’objet quand l’objet éprouvait le sujet.

L’épreuve intuitive était en même temps épreuve d’une ambivalence, et la résistance de l’objet supposait une fusion, une rencontre ayant déjà eu lieu.

En faisant fusionner le sujet avec l’objet, l’intuition de Bête totalisait leurs rapports dans un Même, au lieu que l’objet demeure l’Autre du sujet.

Pour Bête, il y avait donc préférence d’un Autre compris dans le Même, considération des sujets non par l’imagination mais par l’intuition, dans l’évitement perpétuel d’une concrétion des images.

Pour Bête, il fallait rejoindre l’objet en contournant sa définition, il fallait de même abstraire les sujets comme des volumes dans un plans, des sujets abolis, les décrire sur un mode biologique, décrire leurs dispositions à recevoir des signes perceptifs, à traiter les signes qu’ils perçoivent, à émettre d’autres signes.

Les sujets n’ont pas eu de noms, l’on n’a pas su à quoi ils ressemblaient, et pas davantage les lieux, tout cela ne fut décrit que par points de fuite. Quelque chose, à chaque fois, est venu contrarier notre représentation des sujets et des lieux. On éprouvait la frontière entre les plans et les sujets contenus dans les plans. On imaginait, à l’occasion, les conditions d’une abolition de ces frontières, une réaffirmation du caractère tragique, ou nécessaire, de ces frontières, frontières patentes, qui condamnaient les sujets à ne se rejoindre jamais, à ne jamais rejoindre le monde qui les enveloppait. On a vu des sujets asymptotiques.

En poursuivant jusqu’à l’obsession une discipline du voir qu’elle opposait au manger, la bête entendait pratiquer une pure absence, un retrait confinant, pour elle, à une nostalgie du néant, haine de la reconduction de l’existence, haine fascinée envers chaque corps cherchant à persévérer dans l’existence.

Pour la bête, le regard était d’abord vision, une épreuve pythique était au principe de tout regard. La vision était vision, le regard était un espace vécu, l’œil s’est trouvé traversé par ce qu’il a vu.

Ainsi la juste distance d’observation n’était-t-elle pas seulement obtenue par le contact d’un point de mire d’où décrire chaque scène, encore fallait-il que Bête fusionne avec la scène par le détour d’une perte d’elle-même, contamination de Bête par l’espace et les sujets décrits.

Car le corps de la bête, ignoré par la bête, à peine nourri, affamé, l’a forcée à prendre part à chaque situation décrite. Chaque lieu narré a été vécu à la manière d’un objet de masse extraordinaire, d’une gravité telle que tout corps à sa portée fut contraint de le rejoindre et se presser contre lui. La bête, qui ne pouvait s’en tenir à la lisière du récit, s’est trouvée chaque fois avalée par le récit.

Extraits :

(Bête :

Pour rompre le silence, quelqu’un se lève
et va chercher deux photographies.

Sur la première, toute une famille endimanchée
ou tout un corps est là, rangé en pyramide, de sorte que le groupe, amoncelé, fait un seul individu. L’assemblage des corps marque sur chaque sujet les traits de son voisin, ainsi pressés qu’ils s’appuient les uns sur les autres et se communiquent leurs postures, on pourrait croire que les courbes expriment un chemin ascendant ou bombé, désignent une direction de poussée ainsi qu’elles cherchent l’objectif. En fermant légèrement la paupière on peut voir une pomme, un bulteau à racines, le corps commun fait l’accent d’un ordre appliqué à s’accroitre, si bien que chaque corps pris pour lui-même devient indifférent.

A l’hôte d’un jour, occupé à ne distinguer qu’une seule densité, au document froid qu’étudie la bête, la famille oppose son effigie comme fière enseigne pour la maison. Car le clan, lui, distingue les corps, ainsi l’image a-t-elle deux faces : un sanctuaire domestique favorablement chargé de sens, de même qu’une figure béatement neutre.

Tout le monde commence à discuter.

(Bête :

Après la première photographie en repos, ils font suivre une seconde image -en mouvement- où ce même individu, le fruit, la pyramide se dégage vers le bord droit du cadre avec un flou de mouvement. L’individu, le sujet mis en branle, on dirait que l’œil dans l’objectif amorçait non pas de poursuivre mais plutôt s’efforçait de quitter la prise de vue, entamait de faire choir l’appareil vers le bas quand le déclencheur fut involontairement heurté. C’est pour ainsi dire une photographie ratée. Dans cette impulsion les visages ont fusionné avec les bras, sont allés se briser dans la pâleur de l’arrière-plan.

Les deux clichés disposés côte à côte enjoignent l’observateur à former sa propre version du jour, en ce que cette seconde image sans définition coïncide peut-être plus sûrement avec lui, figurant au-delà de l’œil. Par exemple, en haut de l’image le vieux père (plus jeune alors) dans le flou, est d’un aspect bien davantage comparable à son état présent ; soit un assemblage de formes rondes et dures à la face saillante, à la mâchoire grise tirant vers la poitrine, aux épaules écartées d’un bon mètre à hauteur inégale, peut-être un corps-même hors son corps vu.

(Bête :

Du moins apprend-on grâce à l’image que le vieillard admirait une large famille, une fille ajoute qu’au surplus de cette très sérieuse application à produire des héritiers, en mangeant, se remplissait-il abondamment et par principe. Il était de ceux-là qu’enivre très manifestement la substance. Comme des trophées il portait trois tumescences sur le sommet du crâne, autour les cheveux interminables recueillaient tout ce que le climat charrie – Le grand père donc ne coupait pas ses ongles, ne se déshabillait pas pour descendre dans l’eau, ni pour dormir. Il cherchait à se charger de fond pour disparaitre moins vite. Tant qu’il ne pensait plus, il lui restait à amasser du corps. Il prenait graisse et os, et gonflements pour embrasser le cadre, cherchant métamorphose, il y avait en cela, disait-il, quelque chose d’ancestral –

(Bête :

La métamorphose –disait-il encore- est l’instrument du devenir. Le manger, imposé à la chair, est le matériau du devenir. Celui-là même qui aspirerait à une permanence de l’être aurait à bien gaver son enveloppe, car sa pensée serait prise et piégée dans la durée du corps. – Ils doivent nourrir, volontiers ou non, les transformations du devenir, et ce même s’ils se tournent vers la pensée. La pensée ne peut rencontrer le monde qu’avec un œil au bout d’un corps, mais elle se trouve ainsi jetée dans la fosse du devenir.

– Ce gros corps à nourrir, ce rond béant, pour la pensée est à la fois salut et fardeau. – Heureuses les fleurs, car ce que l’être est au devenir, la photosynthèse l’est au manger. Celui qui ne vivrait que de lumière connaitrait sans avoir à penser. Or l’homme doit manger, il recherche son manger cependant qu’il recherche la vérité. – La vérité ne supporte aucun devenir, or le réel n’est qu’un devenir, c’est pourquoi l’homme déteste le réel. – Voici à peu près, d’après sa fille, ce que le vieux disait.

Et ce vieil homme, il en allait de son folklore comme d’un visage qu’affecte la lassitude des années. Comme d’un visage, on ne ressent le vieillissement d’un lieu que par à-coups et cycles d’épouvante. – Ce visage pourrissant, on le découvre un jour ou l’autre, toujours trop tard, était à l’aube de sa mort. C’est le regard qui, chaque fois, s’épuise le premier, accablé au bout de paresse. –